À vélo sur les traces de Léo

Léo était mon grand-oncle, il est mort comme tant d'autres durant la guerre de 14-18. J'ai eu envie de partir à sa rencontre, de faire un pèlerinage, de lui rendre hommage, tenter d'en savoir un peu plus sur ce héros familial.

Je suis parti à vélo pour prendre le temps, pour mieux m'imprégner de la gravité nécessaire pour aller à sa rencontre, pour tenter de comprendre la tragédie que fut cette guerre.

Voyager à vélo est aussi un plaisir, une découverte, un effort physique salutaire ... quand je pars en vélo pour quelques jours, j'ai l'impression de partir en cure !

Le Pas-de-Calais, l'Artois, depuis la région parisienne, ce n'est pas très loin, une bonne occasion de tester la voie qui mène aux pays nordiques, j'ai quelques projets en tête que j'espère réaliser quand ce Covid nous aura lâché la grappe.

1er Jour Direction Senlis

Lundi 9 Août

N'ayant pas envie de lutter contre la pluie toute la randonnée, j'ai attendu une éclaircie dans les prévisions ... cet été 2021 est peu clément, début Août les gouttes s'évaporent, une fenêtre s'ouvre.

Mais ce n'est pas si facile de partir, il faut casser ses habitudes, quitter sa maison douillette, préparer minutieusement ses bagages, son itinéraire ... et que dire au petit matin quand il faut s'extraire du lit après une mauvaise nuit ... le mal au dos s'est réveillé aussi, une cheville n'est pas en reste, la météo a décidé de contredire les prévisions ! Non, ce matin, rien ne me découragera !

J'ai prévu de prendre un bout de RER pour m'avancer, mais celui-ci est en travaux, je dois faire 10km pour toucher le terminus provisoire ... j'arrive sur place à l'heure de pointe avec la foule tout autour de la gare ... je n'insiste pas, je vais prendre la Coulée Verte pour aller jusqu'à Paris. Elle monte et descend, elle est encombrée de barrières surprises avec des routes à traverser, des travaux ... j'échange quelques mots avec un balayeur africain souriant, je m'égare, un peu de pluie ... et enfin Montparnasse !

Paris me voilà ! Il me faut te traverser du sud au nord, au mois d'Août cela reste plaisant mais je dois rester sur mes gardes, les voies partagées avec les bus ne sont pas de tout repos !

Notre Dame au détour d'un pont ... un pincement au coeur en me remémorant l'incendie.

Arrivé sur les bords du canal de l'Ourcq, pause café dans une brasserie, c'est le 1er jour du pass sanitaire, j'ai bien le sésame, en espérant que cela ne soit que provisoire, et qu'il sera vite oublié.

On trouve maintenant de très belles pistes cyclables dans Paris, ce n'est pas encore Amsterdam, petit à petit on rattrape notre retard ... mais y arrivera t'on un jour ? les hollandais on vraiment pris beaucoup d'avance !

Je quitte Paris ...

Je suis parti pour longer le canal sur plusieurs dizaines de kilomètre, ambiance class,

ambiance industrielle,

ou artistique avec quantité de peintures street-art de belles factures,

Mon vélo qui tournait comme une horloge s'est déréglé ... le dérailleur déraille ! Arrêt pour tenter un réglage ... en vain, mais je peux rouler avec la plupart des vitesses encore accessibles.

De plus en plus de verdure, la région parisienne s'éloigne, je remonte l'Eurovélo 3 qui court du nord de la Norvège jusqu'à St Jacques de Compostelle (et vice-versa).

Il faut reconnaître que la qualité du revêtement n'est pas toujours à la hauteur des ambitions. On est en France, le vélo doit se contenter des miettes ... s'il en reste ...

Ici revêtement qualité "gravel" sur un sentier bordé d'orties géantes qui n'attendent qu'une maladresse du passant ...

Une averse me douche gentiment pour me forcer à faire une pose, il est vrai que je commence à fatiguer.

Un rayon de soleil dans la Forêt d'Ermenonville, puis Senlis, 103 kilomètres au compteur, c'est pas si mal !

Pas de camping dans les environs, ce sera l'hôtel.

Je me penche de plus près sur l'examen de mon dérailleur, le docteur est formel, c'est un galet qui est cassé, le patient risque la panne s'il continue à ce rythme, un passage au bloc est obligatoire pour changer la pièce... mais où trouver la pièce ? Par chance il y a un Vélociste juste à coté !

Le soir aux informations, le rapport du GIEC vient de sortir, bien plus alarmant que les fois précédentes. Il faudrait diviser par 3 ou 4 notre bilan carbone ... comment faire ? Même pour un écolo convaincu c'est difficile, alors pour les autres ?

2eme jour Objectif dérailleur

Mardi 10 Août

Il me faut impérativement réparer sinon je risque de rester en rade quelque part dans la campagne ...

J'arrive devant la boutique du vélociste, il ouvre en principe à 9h, tout est bien fermé ... j'attends, un client arrive, il attend aussi, on converse ... conclusion : notre bonhomme est en vacances, quoi de plus évident pour un 10 Août !

J'opte pour le Décathlon de Compiègne à 30km de là.

Tout en roulant, je réfléchis à la manière de réparer, c'est jouable, je dois pouvoir le faire ...

En forêt de Compiègne, je rencontre un couple de randonneurs, il cherche sur la carte une alternative pour éviter une côte qui serait d'après les forums plutôt méchante ... aie ! c'est pas mon truc les côtes à 15% et plus !

Pas d'autres choix ... arrivé à l'endroit ... c'est une descente !!! et il faut avoir de bons freins !!!

Décathlon, l'atelier ouvre à 14h, je patiente en allant manger au Burger-King. En partant je remarque à coté du gel hydroalcoolique une boite de gants plastiques ... l'idéal pour manipuler une chaîne de vélo pleine de cambouis !!

J'ai de la chance, le réparateur a les pièces, 12€ ... y a plus qu'a ...

Je m'installe à l'ombre, et à ma grande surprise, en moins de 20 minutes, mon vélo est opérationnel avec des galets tout neufs, et les mains parfaitement propres !!

Je me sens soulagé et fier de moi !

Je reprends la route, mon vélo tourne à nouveau comme une horloge !

Mais la journée est bien avancée, et je suis encore loin de ma destination du jour. Etant fatigué de la veille, ce ne serait pas raisonnable d'insister, alors j'écoute mes conseils ... cool Jack ... vas y doucement, il faut ménager ta monture si tu veux arriver au bout de la route.

Tant pis, je ne suis pas à une journée près, je vise un camping intermédiaire, encore de belles forêts,

et des paysages champêtres.

Au camping, la patronne se plaint, il n'y a personne, la faute à la météo exécrable de cet été dans le nord de la France.

3eme jour En bordure du canal

Mercredi 11 Août

Mon itinéraire passe près de l'abbaye d'Ourscamp, une visite s'impose.

Il reste les ruines du choeur ainsi qu'un grand bâtiment du 18eme siècle qui abrite une congrégation religieuse.

La vie monastique me fascine, moi qui suis épris de liberté, je m'interroge, comment peut-on vivre ainsi, enfermé, soumis à des règles de vie très dures ... mais l'existence même de ces moines me rassurent, ils vivent à l'écart, loin du tumulte du monde, ils veillent sur nous, entretiennent un lieu de paix et une mystique apaisante.

En reprenant les bords du canal de l'Oise, je rencontre une cycliste qui randonne comme moi, elle est enthousiaste et adore le voyage à vélo.

Pour tout dire, il n'y a pas grand monde sur l'Eurovélo 3, ce n'est pas la Loire à vélo, ni la ViaRhôna ! peut-être un jour quand le revêtement sera digne d'accueillir les cyclistes de l'Europe entière ...

Du coté de Noyon, je fais la course avec une péniche.

Je profite de la proximité d'un supermarché pour provisionner un peu de carburant pour mes mollets.

La piste en bordure du canal du Nord est de belle qualité, les kilomètres défilent avec aisance, et je rattrape ma cycliste de tout à l'heure, l'occasion de bavarder à nouveau sur nos façons respectives de voyager à vélo.

La météo semble hésiter entre la chaleur et la fraîcheur. La canicule s'est installée dans le sud et envoie quelques bouffées de temps en temps jusqu'ici, aussitôt repoussées ...

Ces blés sont trop beaux pour être honnêtes, mais où sont les coquelicots et les bleuets ... ?

Paysage techno-fluvial du canal du Nord.

Etape du jour à Péronne, un beau camping, aéré, vivant, des sanitaires tout neufs.

Au bar je déguste une excellente bière locale !!

J'ai planté ma tente non loin d'une aire de jeux pour les enfants et d'un terrain de pétanque ... le soir venu ces espaces s'animent ... et je tombe de sommeil ! Tant pis je me couche quand même, et je m'endors instantanément au milieu des cris des enfants et des "je tire ou je pointe ?" ...

4eme jour Désenchantement

Jeudi 12 Août

Je profite du bar du camping pour m'offrir un petit déjeuner copieux. En principe il ne me reste pas beaucoup de kilomètres pour Arras, l'étape devrait être facile ... toujours optimiste le Jacko !

Je quitte le canal du Nord pour passer la vallée de la Somme, un milieu aquatique extraordinaire avec des centaines d'étangs. Celui-ci est couvert d'oiseaux à perte du vue, un couple de grèbes huppés à une dizaine de mètres fait le spectacle.

Un vrai paradis pour la faune sauvage, bientôt ce sera celui des chasseurs.

Première marque de la guerre 14-18, à Cléry-sur-Somme, son église entièrement reconstruite dans les années 20 est typique de cette époque.

Je remonte sur le plateau,

une stèle anglaise en bordure de route .

J'ai dû enlever mon coupe-vent et le poser machinalement sur le vélo ... il y avait du vent ... le coupe-vent s'est envolé !

Il y a de belles côtes par ici et je souffre(j'en chie) un peu ... d'ailleurs ici même les panneaux y font allusion ...

Typique de la région, ces oratoires que l'on trouve un peu partout.

Je fais un détour pour me ravitailler ... pas moins de 3 supermarchés les uns à coté des autres, je m'arrête au premier.

Ici en pleine campagne, ce n'est que nourriture industrielle sur les étalages, je peine à trouver quelque chose de correct pour mon déjeuner. Le parking de bitume est immense, et quasi vide ... je me demande si je ne me suis pas trompé de planète ... en tout cas celle-ci part à vau l'eau.

J'ai besoin de reprendre des forces, je cherche un endroit sympathique pour faire ma pause, un banc à l'ombre d'un arbre serait l'idéal. Dans un village, une place ... mais ce n'est que bitume et trottoirs ravagés aux désherbants, peu engageant ... mais du coté de l'église un espace vert ombragé avec des bancs, c'est parfait !!

J'allais enfin pouvoir profiter d'un moment de repos, voilà qu'un personnage haut en couleur, disons original, m'aborde, me bombarde de questions, de devinettes, de ses soucis ... au bout d'un quart d'heure, alors que je pensais pouvoir enfin trouver la quiétude pour sortir mon casse-croûte, le voici qui revient à l'attaque, je n'ai qu'une solution, fuir ... abandonner ce banc qui ne demandait qu'à m'accueillir pour une sieste bien méritée.

Plus loin je trouve un muret à l'ombre pour enfin casser la croûte, près d'un oratoire à la piéta d'une tristesse infinie ...

Je suis ma trace, elle m'emmène sur une petite route réservée aux engins agricoles. Elle semble bitumée, mais elle se dégrade peu à peu, je dois abandonner et rebrousser chemin, je ne suis pas un "engin agricole", tant pis pour moi, j'aurais dû respecter la signalisation !

Une autre église à l'architecture surprenante.

Camping de Plouvain, je dois attendre avant de m'installer, une "pompe à merde" fait un vacarme assourdissant pour remettre le système d'évacuation en état ... le responsable du camping : "les gens jettent n'importe quoi !".

Ici, les espaces sont réduits, les sanitaires rustiques, pas de bar, pas de piscine ... rien. Un petit groupe d'adolescentes vont et viennent, elles ont l'air de s'ennuyer comme jamais.

Je cherche en vain un banc, un siège, quelque chose où me poser, pour pouvoir dîner assis ... non, rien.

De plus, il y a comme un bruit au loin, régulier, permanent, même la nuit, parfois pénible quand on y prête attention ... c'est l'autoroute A1 qui passe à 2 km d'ici !

Je vais faire un tour au bar du coin, la patronne me sert une "Jupi" sans saveur, des clients en Harley se garent devant la porte dans un vacarme à faire exploser les tympans ...

Alors ? laquelle des deux-roues a le meilleur bilan CO2, qui est la plus silencieuse, la plus sûre, la plus légère, la plus économique ... ??

5eme jour Rendez-vous

Vendredi 13 Août

Aujourd'hui j'ai rendez-vous avec Léo, je sais qu'il est là, qu'il va me guider tout au long de cette journée.

Je pars léger, ce soir je reviens au camping.

Passage sur la fameuse autoroute A1 ... est-ce un mal pour un bien ? Aujourd'hui je peste contre sa pollution, demain je la prendrai, elle me rendra service ... toute l'ambiguïté de notre mode de vie est là !

Je monte sur les plateaux au Nord d'Arras, vers Roclincourt, au lieu dit "Chantecler" où était terré le 88eme Régiment d'Infanterie en 1915.

C'était là, quelque part dans ces champs ... où le 27 Septembre 1915, une pluie d'obus emporta Léo et ses camarades.

Extrait de l'Historique du 88eme Régiment d'Infanterie : "Lors des nouvelles attaques d’automne, les événements de juin devaient se renouveler au cours des 25, 26 et 27 septembre. ... Pendant trois journées entières, les trois bataillons se succèdent dans la ligne de départ et tentent des assauts toujours réitérés, mais enrayés par les mêmes infranchissables barrages, il supporte stoïquement, sur place dans ses tranchées et ses boyaux nivelés en partie, le plus formidable bombardement d'artillerie lourde qu'il ait encore vu. Celui du 27 au soir, véritable pluie de 210 qui dure pendant cinq heures, dépasse encore en intensité et en violence tous les bombardements passés."

Sur les traces du soldat Léo, guerre 14-18

Je regarde, je cherche, j'essaye de comprendre l'indicible, j'erre dans ces champs ...

Je descends au village, ce nom de Roclincourt résonne dans ma tête depuis si longtemps ... mon grand-oncle est venu ici il y a 105 ans, mais ce n'est plus le même village, la guerre l'a complètement détruit à l'époque.

Une belle stèle a été érigée en l'honneur de ces Régiments qui ont combattu ici.

Enfant, avec mon école, j'ai souvenir d'avoir participé aux cérémonies du 11 Novembre, où nous allions pour chanter la Marseillaise. Ces moments de recueillement étaient abstraits, ils n'étaient qu'une corvée à laquelle nous nous prêtions de bonne grâce. Avec l'âge j'ai compris l'importance de tous ces monuments et de ces cérémonies, l'indispensable devoir de mémoire pour nos aïeuls et pour que tout cela ne se reproduise plus ...

En direction d'un cimetière anglais, un panneau rappelant l'histoire tragique d'un assaut.

C'est ici, sur ce chemin, peut-être Léo y a-t-il participé ? j'imagine, ces hommes montant au front, la peur au ventre, le vacarme, la mitraille, les cris ...

Les anglais ont quantité de petits cimetières disséminés ainsi dans la campagne. Ils sont très propres, très bien entretenus.

En chemin ce ne sont que cimetières et mémoriaux, je m'arrête à chacun ... encore et encore, ici Polonais,

là, Tchécoslovaque.

A Souchez, j'ai la chance de passer devant un petit restaurant qui fait de la bonne cuisine maison, je reprends des couleurs et de l'énergie pour le reste de la journée.

J'ai pris une grande route sans m'en rendre compte, les voitures roulent vite, trop vite, un camion me frôle ...

La voiture est bien l'emblème de notre Société, elle est partout, elle règne en maître par la force, les villages ont abdiqué devant l'envahisseur en transformant trottoirs et places, autrefois si vivants, en d'immenses parkings.

Direction Notre-Dame-de-Lorette, tout là-haut, et à vélo on sent bien quand c'est haut !

L'Eurovélo 5 passe ici, la piste est très belle, il me faut tout de même terminer à pied mon ascension !

Le site est grandiose.

Entrer ici pour moi est un choc, j'ai envie de pleurer, de crier ma colère et mon désarroi, pourquoi tant de morts, pourquoi ?

L'église est apaisante.

Au fronton de l'Ossuaire :"Peuples soyez unis, Hommes soyez humains", c'est la supplique de tous ces disparus ... à méditer.

A l'extérieur se trouve le Mémorial de la Paix. C'est un immense anneau de métal, posé là, comme une soucoupe volante, j'y vais par curiosité.

A l'intérieur, on y a gravé les 580000 noms des victimes du Front Nord Pas-de-Calais ... et si Léo était là lui aussi ?

Je cherche fébrilement son nom, j'hésite, oui c'est lui, il est là ... mes larmes sont à la mesure de l'émotion ressentie.

Notre Dame-de-Lorette Mémorial de la Paix

Je repars avec cette sensation bizarre du devoir accompli, et pourtant je n'ai rien fait d'autre que venir me recueillir, remonter l'Histoire, essayer de comprendre.

Le soleil en cette fin de journée est radieux, la route est belle, les moissons battent leur plein.

Quelque part dans une rue, des jeunes surpris par ma monture : " c'est toi qui l'a inventé ?".

Ailleurs, une réaction spontanée "Ça doit être plus facile !".

6eme jour De retour

Samedi 14 Août

La famille a besoin de moi à la maison, alors je rentre. Arras - Paris il y a un TER qui permet d'embarquer les vélos. Le train arrive sur le quai, j'ai à peine le temps de me demander où est la voiture vélo, que les bips de fermeture retentissent, je rentre en catastrophe ... mon vélo à coté des toilettes ne gêne pas trop, le contrôleur ne dira rien.